Ce moment
de parole est particulier. Pendant une dizaine de minutes, chaque
semaine, les élèves se retrouvent confrontés
à une énigme comme par exemple : "pourquoi
certaines personnes ont-elles envie de se moquer ? Peut-il être
utile de se mettre en colère ? Comment faut il faire
pour être sûr de bien connaître quelqu'un
? Est ce que comprendre et apprendre c'est pareil ? Faut il
toujours réussir la première fois ?", etc.
Pendant ces dix minutes, l'enseignant n'intervient pas. Cela
ne signifie pas pour autant que sa présence n'est pas
forte et importante, au contraire. Il doit faciliter la communication
entre les élèves, permettre aux échanges
d'avoir lieu et ainsi à la pensée collective et
individuelle de se construire.
Ce moment est enregistré ou filmé et les élèves
ont la possibilité de se réentendre ou de visionner
la cassette soit immédiatement après la séance,
soit à tout moment libre. Une fois, l'énigme a
semblé insurmontable, trop complexe aux élèves
du cycle 3 alors Qu'il leur était proposé d'échanger
à partir de la question suivante : "qu'est ce que
la beauté ?". Un sursis d'une semaine a été
demandé au maître de la classe. La séance
fut interrompue et reprise la semaine suivante ; les échanges
furent alors plus riches et plus nombreux. Une autre fois, les
élèves se sont plaints car les énigmes
présentées leur semblaient trop difficiles. La
question fut débattue en conseil et une décision
votée : les élèves choisiraient les trois
prochaines énigmes pour les trois prochaines séances.
Après réflexion, les trois énigmes suivantes
furent retenues :
- Pourquoi y a-t-il des gens racistes ?
- L'univers a-t-il une fin ?
- Qui est apparu le premier, de l'oeuf ou de la poule ?
Jacques Lévine a travaillé avec l'équipe
des enseignants de Saint Didier sous Riverie. Il a visionné
des enregistrements. A partir de ses observations, il a pu mettre
en évidence le fait que les élèves du cycle
1 échangent surtout à partir de ce qui fait référence
à ce qu'ils connaissent et qui fait sens pour eux, sans
liens apparents avec ce qui est dit par les autres élèves
mais en s'opposant ; ils utilisent beaucoup : "je suis
pas d'accord". Les tautologies sont abondantes ("mon
nounours est beau parce qu'il est joli"). Ensuite, au cycle
2, les élèves prennent appui sur les différences
et les oppositions pour s'exprimer. Au cycle 3, les prises de
parole se font en tentant de prendre appui sur ce qui rassemble
les élèves, comme s'ils craignaient qu'une opposition
les séparent.
Nous présentons maintenant, à titre d'illustration,
des extraits de la retranscription de deux moments au cycle
deux.
Peut-il être utile de se mettre en colère ?
"Oui c'est possible de se mettre en colère quand
des enfants assez grands font des bêtises, les parents
se mettent en colère.
C'est presque comme Paul, oui c'est possible car si les enfants
font des choses pas bien, les gens peuvent se mettre en colère.
Eh ben si une voiture rentre dans l'autre, et si la voiture
blanche est la plus cabossée, la dame pourrait se mettre
en colère.
J'suis d'accord avec toi Paul, Morgane, l'autre jour disait
toujours c'est quoi çà et Nadia s'est mise en
colère car c'est quand même embêtant que
quelqu'un répète toujours la même chose,
quand on se concentre, on pourrait écrire n'importe quoi.
C'est utile parce que si sur le mur d'une maison, on écrit
avec des truc de guerre, ça met en colère.
Si quelqu'un me dit de faire du calcul qu'est ce que ça
fait 10+10 et qu'on écrit un autre nombre, ça
peut fâcher...
C'est pas des bombes de guerre, c'est comme ce qu'utilise la
maman dans les toilettes"
Comment faut il faire pour être sûr de bien connaître
quelqu'un ?
"Il faut surtout bien savoir comment il s'appelle, lui
avoir déjà parlé, l'avoir vu...
Eh ben il faut le connaître, l'avoir vu ou à sa
naissance, des fois on connaît très bien.
Il faut l'inviter parfois, lui montrer notre chambre.
...Tout simplement, on a pas besoin de regarder que les lunettes,
il faut tout regarder, bien regarder les cheveux.
Que quand je suis arrivé dans cette école je connaissais
que Mourad et après Pierre est devenu mon copain, je
sais pas comment, par miracle peut-être.
Moi je sais pas reconnaître des jumelles.
Ben Michel, c'est facile de répondre à ta question
si y'en à une qui a pas de lunettes et l'autre qui en
a, c'est facile de les reconnaître.
Eh ben faut demander à sa maman.
Quand on va dans une nouvelle école et qu'on n'a rien,
c'est sûr qu'on connaît pas.
S'il y a deux soeurs jumelles carrément pareilles, on
sait pas les repérer.
C'est dur de reconnaître quelqu'un si on l'a pas vu avant.
J'ai rien compris".
Pendant
l'année scolaire dernière, les élèves
du cycle 3 ont demandé s'ils n'existaient pas des expériences
dans d'autres écoles ou entre adultes ; ils auraient
aimé visionner des cassettes pour savoir ce que pensaient
d'autres personnes. Ceux du cycle 2 ont demandé à
inventer des énigmes et ont défini celles qui
pouvaient "être philosophiques" : "les
questions philo sont celles où on ne peut pas répondre
par oui ou par non".
En fait, ce temps offert aux élèves déborde
largement du cadre des dix minutes consacrées à
cette activité. Les enseignants constatent que tous les
élèves participent et que le "leadership"
de quelques uns, constaté dans certaines classes, n'existe
plus. Les enfants se reconnaissant comme ayant un profil de
" bon élève " côtoient ceux qui
ne se reconnaissent pas dans cette catégorie et échangent
à égalité. En fait, pour les enseignants
de l'école, "il n'y a pas de leadership, mais seulement
des élèves qui sont très impliqués
selon les activités. Ce qui les préoccupe, ce
sont les rares cas d'enfants à partir de trois ans qui
ne s'impliquent dans aucune activité". Les enseignants,
quant à eux, ont une occasion supplémentaire d'écouter
et d'observer leurs élèves. Cette attention particulière
leur fournit une occasion supplémentaire pour chacun
des élèves d'être considéré
comme un interlocuteur valable aux yeux de l'ensemble de la
communauté éducative. C'est une posture qui semble
porter ses fruits ; ainsi nous avons pu constater qu'en mathématiques,
par exemple, les élèves échangent, argumentent,
réfléchissent et discutent pour aider l'un d'entre
eux à comprendre le mécanisme d'une soustraction
plutôt que de rester à un apprentissage mal maîtrisé
Document
consultable à l'adresse http://www.inrp.fr/Primaire/monographies/senore.htm#philo
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