Absurdité du mouvement ?
Ce plan-séquence a une véritable force, ne serait-ce que parce qu’il parvient à désorienter le spectateur : le mouvement qui est représenté (la traversée des couloirs d’un lycée par le personnage de Michelle [1]) a en effet quelque chose d’absurde pour le spectateur, ne serait-ce que parce que celui-ci est amené à le suivre dans son intégralité sans qu’il lui soit permis d’anticiper le but de ces déambulations. On ne sait pas où va Michelle, et cette absence préalable d’information (et donc de dramatisation) crée une impression étrange, un décalage par rapport aux constructions cinématographiques classiques au sein desquelles le mouvement n’a de sens que par rapport à sa fin, le spectateur étant averti des enjeux du mouvement.
Ce manque d’information et d’enjeu est renforcé par l’impression de passer à côté de « l’essentiel » dans la mesure où l’action semble périphérique. S’il se passe « quelque chose » durant cette séquence, ce n’est apparemment pas la course de Michelle, mais la rencontre entre les deux lycéens qu’elle croise. Or cette rencontre est escamotée par la mise en scène : les deux lycéens sont réduits à des silhouettes floues, sinon invisibles, et seules leurs voix nous parviennent distinctement [4].
En termes d’action, le trajet de Michelle semble donc insignifiant, et le spectateur est d’autant plus désorienté que le réalisateur Gus Van Sant coupe la séquence au moment où le personnage apparaît enfin de face et où l’action semblait enfin démarrer : la séquence s’achève en effet brusquement sur un bruit off d’arme que l’on charge – un bruit d’autant plus troublant qu’il n’est pas expliqué [7].
L’impression de désorientation et de décalage est renforcée encore par la réalisation : la course de Michelle est en effet représentée en temps réel, dans sa continuité et son intégralité, et il y a quelque chose d’entêtant dans cette représentation. À l’absence de coupe s’ajoutent la rigidité du cadrage (un plan serré sur la nuque et le haut du dos), la faible profondeur de champ et le fait que le visage du personnage se dérobe à notre vue presque tout du long [6].
Pour le spectateur, l’impression étrange de désorientation s’accompagne enfin du sentiment de l’absurdité du mouvement : le personnage ne cesse en effet d’emprunter les lignes droites des couloirs, mais la réalité de son mouvement semble circulaire car celui-ci l’amène à tourner sur sa droite à plusieurs reprises, comme si elle opérait une boucle et revenait à son point de départ.
Puissance évocatrice du mouvement
La désorientation et l’absurdité apparente ne suffisent évidemment pas à résumer tout ce que suggère le visionnage de cette séquence. Gus Van Sant force le spectateur à quitter les réflexes préétablis par la narration et la réalisation classiques et à s’ouvrir à une forme de contemplation.
Le mouvement est en effet représenté ici pour lui-même et non simplement en tant que transition. La traversée des couloirs devient un objet filmique en soi, porteur de sens et doté d’une réelle force plastique. Ce qui est filmé, c’est en effet une perception subjective au sein de laquelle l’espace subit les transformations d’une vision. La très faible profondeur de champ et les variations d’exposition créent une impression presque onirique : les murs, objets ou personnages croisés au gré de la course de Michelle deviennent souvent des taches de lumière plus ou moins nettes, plus ou moins lumineuses, le film n’hésitant pas jouer avec le flou et la surexposition [2 et 3].
Cette expérimentation formelle est loin d’être gratuite. Elle s’inscrit au contraire dans une mise en scène extrêmement cohérente qui permet de suggérer aussi bien les états d’âme du personnage de Michelle que la désolation du lieu.
Paradoxalement, alors que le mouvement de caméra fixe obstinément le dos de Michelle en nous interdisant de voir son visage, ce plan-séquence donne l’impression d’accéder à ses émotions et son esprit de manière très troublante. On sent en effet la frustration du personnage, le repli sur soi et la mésestime de soi. Le cadrage serré sur son dos voûté et la très faible profondeur de champ donnent l’impression d’une perception étriquée : Michelle semble se replier sur elle-même et se couper du monde extérieur en réduisant son environnement à des objets informes et flous qu’elle n’ose jamais voir en face ni nettement.
Le mouvement de caméra accentue cette impression : la caméra accompagne Michelle lorsque, par peur d’une quelconque proximité avec les deux lycéens croisés sur son passage, elle se met à raser les murs d’encore plus près [4]. L’accélération, lorsque la sonnerie du lycée retentit, renforce encore cette impression de tristesse et de misère psychologique : la peur d’être en retard et la peur du voisinage des deux autres lycéens semblent suffire à créer une certaine panique chez le personnage, qui se met à courir de manière dérisoire [5].
Loin de toute explication unilatérale et univoque, la réalisation permet donc de suggérer la complexité psychologique du personnage. Mais le malaise que l’on peut percevoir chez Michelle prend également sens dans le mouvement général du film. Ce que montre ce plan-séquence, c’est en effet la désolation qui règne dans cet espace où se croisent les adolescents. Le lycée apparaît comme un simple lieu de circulation où la solitude et la détresse la plus sordide peuvent prendre place sans que quiconque y prenne garde. Inutile de dire que ce lycée, par extension, peut se lire comme une métaphore d’une société où la cohabitation se réduirait à l’entrecroisement mécanique d’individus fermés sur eux-mêmes [1].