Dans ce remarquable essai polémique (un petit tour sur la blogosphère est à ce titre particulièrement édifiant), Pascal Bruckner défend l'idée que les tenants de la deep ecology et autres khmers verts sont parvenus, sur le modèle du marxisme, à faire de l'écologie une idéologie globale, totalitaire et régressive, ennemie du genre humain, qui couvre l'intégralité de l'existence, tant les modes de production que les modes de vie. Sa thèse est qu'au tournant du XXIe siècle nous sommes passés du temps des révolutions à celui des catastrophes. Nous avons alors cessé d'admirer et de nous enthousiasmer pour nous mettre à geindre et dénoncer, à crier au nom de victimes emblématiques (les juifs, les noirs, les prolétaires, etc.) auxquelles se substitue aujourd'hui la planète, sorte de « Christ minéral et végétal », parangon de tous les misérables et de toutes les misères. Dès lors, l'ambition n'est plus de transformer le monde mais de le préserver de son plus cruel prédateur : l'Homme. Bruckner en vient ainsi à dénoncer l'étrange amalgame d'activisme et de fatalisme qui anime les thuriféraires de ce qu'il définit comme une nouvelle religion séculière dont le crédo est : la fin est proche, il faut s'y préparer de toute urgence. Religion qui a son miracle, celui des mathématiques, avec l'omniprésente (omnipotente ?) empreinte écologique : l'humanité vit à crédit sur le dos de la Terre et se trouve en quasi banqueroute, un peu à l'image de celle des économies des Nords qui vivent en exploitant celles des Suds. Ainsi, quand la prévoyance de Noé nous avait épargné des affres du déluge, l'homme moderne, pétri d'orgueil et d'arrogance, précipite son fragile vaisseau de croisière (le Titanic est l'anti-thèse de l'Arche) dans les abysses de la destruction. Et de lancer l'anathème sur les incroyants : le doute n'est plus synonyme de sagesse mais de coupable aveuglement, d'incapacité à comprendre ceux qui - sortis de la « caverne de l'ignorance » - veulent votre bien, vous sauver malgré vous. Dignes successeurs de Hobbes, les écologistes élèvent l'anxiété et la peur au rang de vertu politique, assimilant l'optimisme à l'inconscience la plus dangereuse.
Que les dérives du progrès technique soient cause de déprédations, que notre environnement soit particulièrement menacé, Bruckner ne le nie pas et ne minimise jamais les dangers qui nous guettent. Lui qui pendant 20 ans a voté Vert reconnaît aux écologistes le mérite d'avoir remis en cause les finalités du progrès et d'avoir posé la question des limites. Ce qu'il combat, c'est une idéologie qu'il analyse comme une haine de l'homme, une doxa qui, sous couvert de vouloir sauver la Terre, parait vouloir effacer toute trace de la présence humaine. Le philosophe oppose « une écologie de raison et une de divagation, une d'élargissement et l'autre de rétrécissement, l'une démocratique et l'autre totalitaire ». Quand l'une veut nous instruire des dégâts de la civilisation industrielle et nous inciter à repousser les frontières de l'impossible, la seconde en déduit la culpabilité de l'espèce humaine, sorte de repentance anticipée de l'avenir. Tout se passe un peu comme si une course était engagée entre les forces du désespoir et celle de l'ingéniosité humaine ... Aussi, Pascal Bruckner n'hésite-t-il pas à affirmer que l'écologie du désastre est d'abord un désastre pour l'écologie car l'abus de la rhétorique la plus outrancière finit par décourager les meilleurs volontés et par devenir improductive. Il est convaincu que l'avenir de l'écologie est d' être au service de l'homme et de la nature dans leur interaction réciproque et non pas de se poser en « avocate ventriloque d'une entité nommée planète (…) car nous avons besoin de nouvelles frontières pour les franchir, pas de nouvelles prisons pour y croupir. L'humanité ne s'émancipera que par le haut.»
Pour terminer, je ne résiste pas à la tentation de reprendre la citation de Voltaire p. 201 : « La frugalité est comme l'honnêteté, c'est une pauvre vertu chétive qui ne convient qu'à de petites sociétés de braves gens pacifiques qui veulent bien être pauvres pourvu qu'ils soient sans tracas ; mais dans de grandes nations remuantes (…) la frugalité est une vertu oisive et rêveuse qui n'emploie pas d'ouvriers et par conséquent fort inutile dans un pays d'affaires (…) Quel idiot, s'il avait un bon lit, aurait couché dehors? » Voltaire, Dictionnaire philosophique, Article « Luxe ».
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